les hôpitaux pendant la guerre - la destruction de l'hôtel-Dieu en 1943

16 septembre 1943

La guerre dure depuis quatre ans. Cependant, chacun sent que la fin approche : quelques mois plus tôt, l'armée allemande a été défaite à Stalingrad, et les anglo-américains, après avoir balayé en Afrique du Nord ce qui restait de l'Afriki-korps du prestigieux général Rommel, ont débarqué en Italie et contraint le roi à capituler.
Les armées allemandes reculent maintenant pied à pied sur tous les fronts, tout en sachant qu'elles devront bientôt faire face à l'ouest à la gigantesque tentative de débarquement, depuis si longtemps annoncée. A Nantes, la situation est calme, relativement satisfaisante si on la compare à celle d'autres régions. Certes, la ville a déjà connu 321 alertes, la plupart sans lâcher de bombes, mais qui ont pourtant laissé au total 73 morts. Paradoxalement, ces bombardements ont plutôt rassuré les Nantais, principalement les deux derniers, ceux du 23 mars et du 4 juillet qui ont atteint avec une relative précision l'usine d'Aviation de Château-Bougon. La démonstration leur a semblé faite que l'aviation alliée ne s'en prendrait avec précaution qu'aux objectifs militaires ou para militaires. Bien sûr, Saint-Nazaire n'est pas Nantes, il y a la base sous marine, et les alliés "ne pouvant faire autrement".

Et puis dans le subconscient des Nantais, il y a le souvenir des fusillades de Châteaubriant et du terrain du Bêle, qui ont suivi l'assassinat du commandant de la garnison de Nantes en octobre 1941, le lieutenant-colonel Hotz, et ont eu un retentissement dans tout le pays. Nantes s'est ainsi forgée une auréole de résistance qui la met, pense-t-on, à l'abri d'une attaque massive de l'aviation alliée. Cet aveuglement semble plus ou moins partagé par les responsables de la collectivité nantaise: certes des abris ont été aménagés un peu partout, souvent de façon sommaire mais, au moment des alertes, c'est sans beaucoup de conviction qu'on invite la population à y prendre place. Aucune mesure n'a été prise pour éloigner de Nantes "ceux qui n'ont rien de particulier à y faire: enfants, femmes, et vieillards". Et cela, alors que tout ce qui travaille à Nantes (ou fait semblant) le fait essentiellement pour la machine de guerre allemande. Les allemands, eux, croient un peu plus à la menace des bombardements puisqu'ils mettent peu à peu en place tout un réseau de fumigènes à base de chlore, destiné à cacher aux aviateurs les objectifs militaires.
Plus aberrant encore, nul ne semble s'être inquiété du fait que l'hôtel-Dieu, fleuron de l'équipement hospitalier nantais, se situe exactement dans l'axe du port et des chantiers navals, dont il n'est distant que de quelques centaines de mètres. Nul malade n'en a été évacué, les services fonctionnent comme si la guerre se déroulait sur une autre planète, et l'on s'est contenté de repeindre sur les toits les larges croix rouges qui doivent le mettre à l'abri de tout danger. Sûrs de cette protection, les chirurgiens y ont constitué des équipes complètes d'urgence, pour recevoir et traiter d'éventuels blessés. Rien n'a été prévu à l'hôpital Saint-Jacques placé lui aussi il est vrai à proximité du pont de Pirmil, seul axe routier important à lier les deux rives de la Loire.

Jeudi après-midi, le 16 septembre 1943

Une fin d'été radieuse. Le ciel est un d'un bleu limpide, la rentrée scolaire aura lieu dans quelques jours et beaucoup de mères de familles font leurs achats en ce jeudi, jour de repos traditionnel des scolaires qui ne verront que bien des années plus tard reporter au mercredi leur journée de congé du milieu de semaine. Si les magasins ne regorgent pas de marchandises, les rues sont très animées et chacun se réjouit de cette belle journée, espérant secrètement que Nantes verra arriver la fin de la guerre sans autre dommage.
Tout est calme à l'hôtel-Dieu. Cet hôpital, qui occupe à peu de chose près l'emprise de l'établissement actuel, date de 1864. Deuxième à être construit sur cet emplacement depuis 1645, tant on y apprécie l'air vivifiant qu'y amène la Loire, il compte dix pavillons de trois niveaux, sagement répartis en dents de peigne au long de deux couloirs parallèles, formant un U aux jambages perpendiculaires au bras de la Madeleine, la partie centrale est réservée à des services généraux (cuisine, lingerie) et au logement des religieuses. La façade, longue et basse (elle inclut l'école de médecine) se trouve au nord, face à l'actuel restaurant universitaire. Si les bâtiments édifiés sous Napoléon III ne présentent aucun caractère particulier, ils sont fonctionnels et donnent encore toute satisfaction aux équipes médicales de l'époque. En ce jour de septembre 1943, 800 malades y sont soignés par quelques 400 personnes (médecins, religieuses, et personnels laïcs de toute nature).

15 heures 35

 Les sirènes retentissent, alerte aérienne. Nulle panique. Personne ne bouge, aussi bien dans les longues salles communes de malades que dans les différents services de l'Hôpital. Du reste, que pourrait-on faire, puisque rien n'a vraiment été prévu, en dehors des traditionnelles tranchées-abris, pour une évacuation rapide des malades, exception faite de culottes à sangles qui doivent permettre de sortir les malades par les fenêtres à l'aide d'une corde et d'une poulie, en cas d'incendie. Sans doute au cœur de certains, malgré tout, une légère appréhension bien compréhensible... Sait-on jamais ?

16 heures

On entend les premières détonations. La DCA? Chacun se porte aux fenêtres, pour mieux voir et repérer les avions. Un témoin qui se trouve dans les bureaux de la façade d'Alexis Ricordeau, raconte : "Des bruits inhabituels commencèrent à nous inquiéter. Nous étions toujours dans notre bureau, lorsqu'un collègue pointant son doigt vers le ciel, s'écria : ils sont sur le Grand Blottereau ! Le bruit s'intensifiait... et " class="figure figure--img">
1943 - l'hôtel-Dieu après les bombardements

Quelques instants plus tard, l'hôtel-Dieu n'est plus qu'un amas fumant de décombres, recouvrant morts et survivants. On n'ose imaginer ce que dut être, pendant ces interminables minutes, l'angoisse insupportable de centaines de malades cloués au lit, partagés entre une terreur indicible et l'espoir insensé de survivre malgré tout. 47 bombes de fort calibre, lancées par l'une des escadrilles volant à 5 000 mètres dans la direction nord-est sud-ouest, avaient fait leur œuvre.

Témoignage

"Sœur Charles lavait la tête d'un enfant avant opération lorsque l'alerte sonna. Elle entend dire :
- Oh c'est effrayant.
Il y avait des gens aux fenêtres. Elle s'écarta de l'enfant, qui ne semblait pas bien, et crie aux hommes, dans la salle contigüe, la salle verte :
- Ne bougez pas, restez tranquilles....
Elle appelle le docteur Moutel qui conversait avec le docteur Riou.
- Venez donc ausculter ce petit...
Le docteur Moutel dit alors au docteur Riou :
- C'est mauvais... Sûrement pour nous...
Il y avait, en effet, beaucoup d'avions dans le ciel. Le docteur Moutel entre dans la salle d'opération, répétant :
- C'est effrayant...
Au même moment, la tourmente s'abat sur l'hôtel-Dieu. Les assistants sont jetés les uns sur les autres. La maman de l'enfant est projetée par la fenêtre. Le docteur Moutel va vers la porte qui est coincée. Le plafond tombe. La mère crie dans la cour, sans discontinuer :
- Sauvez mon enfant...
On n'y voit d'ailleurs plus. Le noir total a tout envahi, spontanément. Poussières, craquements... Et toujours les cris de la femme, angoissée. Sœur Catherine d'une salle contigüe appelle:
- Mes sœurs ?
On lui répond :
- Vivantes !
Enfin on peut sortir. Le spectacle est navrant, étrange. Sœur Charles se demande :
- Où suis-je?
Elle ne reconnaît plus ce qui lui était si familier. L'enfant a disparu, emporté par sa mère. Il y a des débris partout. La cour est jonchée de moellons..."

l'hôtel-Dieu est anéanti

Sur le moment, nul n'imagine l'ampleur des dégâts. Les services d'ORL, de médecine,
1943 - l'hôtel-Dieu après les bombardementsd'ophtalmologie, de pédiatrie ont été touchés de plein fouet, mais les autres soufflés, sont utilisables, et plus particulièrement, les onze salles d'opérations sur lesquelles repose toute l'organisation des secours. Ont aussi été détruits les services administratifs, l'école de médecine, la communauté, la cuisine et l'économat. La maternité, par contre, est relativement épargnée.
1943 - l'hôtel-Dieu après les bombardements
    
Lorsque la poussière, cet énorme nuage opaque de poussière soulevé par les explosions se dissipe, le spectacle apparaît, dantesque; un enchevêtrement de poutres et de gravats où souvent le feu commence à crépiter et d'où s'élèvent les hurlements des blessés.

Les survivants ayant repris leurs esprits commencent à organiser les secours avec l'aide des hommes de la défense passive qui accourent (le bombardement de la ville n'a pas duré plus d'un quart d'heure) ainsi tous ceux, médecins ou agents de service, non présents au moment du drame et qui, venant voir si l'on avait besoin d'eux pour soigner les blessés, sont loin d'imaginer que l'hôtel-Dieu est anéanti.
"Place du commerce, raconte l'un d'eux, le docteur Y.M, de nombreuses voitures à bras, chargées de blessés, se dirigent vers l'hôpital. J'aide à pousser l'une d'elles. Croyez vous, me demande mon voisin de route, que l'hôtel-Dieu soit touché? Ma femme y est salle 8. Mais non, c'est impossible avec son immense croix rouge peinte sur le toit de l'Hôpital, c'est assez visible par ce beau temps, même un aviateur myope doit le voir et l'éviter. D'ailleurs, regardez vous-même, nous y arrivons. En effet, longtemps cachée par les arbres du square, la silhouette des bâtiments se dégage brusquement quand nous avançons. Oh stupeur! Il manque un morceau de la façade. Une large brèche remplace l'administration et la lourde porte d'entrée, arrachée de ses gonds, est couchée sur le sol! Mon voisin a vu comme moi; il ne dit rien, ne marche ni plus vite, ni moins vite, mais baisse seulement la tête. "Hôpital Silence", la pancarte est toujours là, mais derrière il y a beaucoup de dégâts.
... Au fond de la cour, cuisine et pharmacie commencent à bruler. Le service de pédiatrie du docteur Arondel, où je dois me rendre, comprend quatre salles, il me faut franchir un trou de bombe. Par miracle, il n'y a, dans ces trois salles, que quelques blessés légers, par éclats de verres, car une bombe est tombée entre deux bâtiments. Je pense me diriger ensuite vers la quatrième salle, mais il  me faut aider à des sauvetages urgents: malades que l'on descend par les fenêtres avec des cordes, car les escaliers se sont effondrés, blessés enfouis sous les gravats, qu'il faut tenter de dégager... Certains s'affolent devant les décombres encore enchevêtrés au-dessus de leur tête, dont il leur semble qu'un seul geste malencontreux puisse rompre l'équilibre et tout précipiter sur eux".
Les salles d'opération, où tout avait été prévu pour qu'elles puissent servir de poste de secours, sauf leur destruction, sont inutilisables. Dans un premier temps, les  blessés sont dirigés vers la maternité où les sages femmes présentes donnent les premiers soins. Mais presque simultanément "le repli sur Saint Jacques fut pour tous un réflexe. Cette vieille maison était pourtant bien mal préparée aux tâches qui nous attendaient". (professeur Mousseau).
Cependant, ce qui aurait paru impensable au matin du 16 septembre fut réalisé en moins d'une heure grâce, en particulier, à l'admirable intuition du docteur Jean-Pierre Kerneis, futur doyen qui, se trouvant à l'hôtel-Dieu au moment du drame, réalise immédiatement le rôle que doit jouer l'hôpital Saint-Jacques, et s'y rend sur le champ, empruntant le vélo d'un homme dont le corps gisait, coupé en deux, près de l'hôtel-Dieu. Dès son arrivée à Saint-Jacques, où il informe les responsables du chaos effroyable qui règne à l'hôtel-Dieu, tout est fait pour mettre en état cet établissement en mesure d'accueillir les blessés et de les opérer... Mais ceci est une autre histoire.

L'attitude du personnel de l'hôtel-Dieu, face à cette situation, fut, dans l'ensemble, exemplaire. Nombreux furent ceux qui, cruellement touchés par le décès de l'un de leur proches, ou leur maison détruite, n'en continuèrent pas moins à faire leur devoir pour évacuer les blessés, puis leur donner les premiers soins.

66 morts, 185 blessés

Le bilan de ce bombardement, pour le seul hôtel-Dieu, est évalué à 66 morts dont 41 au sein du personnel (deux médecins, deux internes, cinq membres du personnel administratif, six membres du personnel infirmier, treize employés des services généraux et treize sœurs infirmières). Le nombre de malades tués, de l'ordre d'une quinzaine, n'a jamais pu être déterminé avec précision, tant les conditions de recensement et de recoupement, alors que tous les registres avaient été détruits, s'avérèrent difficiles. A cela, s'ajoutèrent environ 185 blessés. Pour dramatique qu'elle fût,  la destruction de l'hôtel-Dieu ne retint pas spécialement l'attention des commentateurs dans les jours qui suivirent, tant l'ensemble de la ville avait lui-même souffert: 1450 bombes y avaient tué au total quelque 1150 personnes, blessé 1800 autres (sans compter les Allemands qui subirent de lourdes pertes) et détruit 400 immeubles. Le journal Le Phare, reparu le 18 septembre après destruction de son siège place du Commerce, ne lui consacre que trois lignes dans la relation des évènements du 16...

Quarante ans après cette tragédie, on peut se demander quel était le but recherché par la 8e Air Force américaine, dont les B 17 effectuèrent le bombardement à haute altitude pour échapper à la D.C.A. Le journal de sa base nous donne la réponse: "les objectifs étaient les installations portuaires et l'aérodrome de Château-Bougon. 147 forteresses volantes ont participé à la mission. L'objectif a été atteint à 15h02. 1450 bombes de 250 kg ont été lâchées. Sept bombardiers ne sont pas rentrés. 60 hommes ont été portés disparu et neuf sont revenus blessés. Deux chasseurs ennemis ont été abattus par les mitrailleuses des bombardiers".
En fait, les deux autres bombardements, sept jours plus tard, apportant à nouveau mort et ruines, font immédiatement de ce qui restait de la ville un semi-désert. C'est, cette fois, l'exode massif de la population.

Quant à l'hôtel-Dieu, son devenir est tracé dès le 26 octobre 1943 par le président de la commission administrative des hôpitaux, maître Chollet, dans l'hommage qu'il rend aux victimes du devoir. "L'avenir? Peut être est-il prématuré d'en parler, car nous ne savons pas quelle sera la place de l'hôtel-Dieu dans le plan de reconstruction de la ville. Sera-t-il reconstruit à la même place? Sera-t-il au contraire, transféré à la périphérie, dans un endroit plus vaste, plus aéré, plus conforme aux lois de l'hygiène où ses services puissent s'épanouir dans leur complet développement?"
Maurice Savariau,
membre de la société d'histoire de la médecine et des hôpitaux de l'ouest